Ana finit par saluer Lucia et prit le trajet de retour de la Florale sous une pluie battante. Bien sûr, Joshua l'attendait de pied ferme, bien décidé à connaitre le fin mot de l'histoire. Pourtant, en la voyant là, avec ses grands yeux innocents, il se traita d'abruti. Jamais elle n'aurait menti à ce sujet ! Ce serait invraisemblable. Il devait y avoir une explication logique à cette affaire.

- Tiens, tu ne devais pas aller voir Sandro ? s'enquit-elle en s'avançant vers lui.

- Ta mère a appelé, dit Joshua avec calme.

Ana s'immobilisa et eut l'air mal à l'aise. La jeune femme eut l'impression que sa gorge se resserrait de l'intérieur.

- Elle semblait très vivante.

- Si je t'ai menti, c'est que... On a coupé les ponts, avoua Ana d'une petite voix.

Joshua se leva du canapé, blessé et envahi par le sentiment d'avoir été trahi, et Ana ferma la porte d'entrée.

- Comment as-tu pu me dire qu'elle était morte ? Dire la vérité aurait été si difficile ? Ce n'est pas un crime  de ne plus voir sa famille !

Sa voix était toujours très calme mais Ana comprit qu'il était en colère à la lueur d'hystérie dans ses yeux. 

- Je t'ai dit que je n'avais plus que toi, rectifia Ana.

- D'une manière qui laissait entendre que tes parents étaient décédés !

- Tu m'as laissé croire que tu n'avais plus de famille ! explosa-t-il. Te rends-tu comptes de l'ampleur de ce secret ? Nous allons nous marier, je te signale !

Son courroux venait d'atteindre son apogée.

Il se détourna et s'éloigna. Le soleil se couchait, et son coeur criait de douleur.

- J'ai réellement perdu ma famille. Tu ne sais pas ce que c'est, lâcha-t-il, las et ressentant une pointe de rancoeur.

Ana sentit sa détresse et se serra doucement contre lui.

- Je ne voulais pas te faire de peine, mon amour, chuchota-t-elle.

La culpabilité l'envahit. Les mensonges ne pouvaient mener à rien, sinon à la souffrance. Elle l'assimila pleinement.

- Que s'est-il passé, Ana ?

Sa voix s'adoucit pour de bon.

- Tes parents t'on battu ? Ils t'ont détruit d'une quelconque manière ?

La vue d'Ana se brouilla et elle se dirigea vers la fenêtre machinalement, accrochant son regard au ciel bicolore.

Une première larme perla sur sa joue.

- Elle n'est pas en faute. C'est mon père le fautif.

Il s'approcha, voulant la prendre dans ses bras, mais changea d'avis. Ana avait besoin de quelques secondes sans lui, sans ses bras, sans sa présence.

- Il... Il nous a abandonné quand j'avais cinq ans, sanglota-t-elle.

Il l'attira dans ses bras et lui laissa à nouveau quelques secondes de répit, de repos.

- Ma puce, ce doit être terrible pour toi et je suis tellement désolé... commença-t-il tout bas. Mais pourquoi avoir coupé les ponts avec ta mère ? Tu la considères comme fautive du départ de ton père ?

- Non. Je... Je n'avais plus la force, Joshua. D'être aimée en sachant que ça pouvait à tout moment s'arrêter. Je ne voulais plus... plus prendre ce risque, hoqueta la jeune femme, effondrée de se confier. Je ne voulais plus être abandonnée, plus souffrir comme je souffre ! cria Ana. Je voulais tout recommencer et tout oublier !

Ces hurlements brisèrent Joshua comme si la douleur qu'elle portait en elle existait à cause de lui. Il resserra son étreinte autour d'elle, la sentant faiblir et trouvant son corps si frêle.

- Quand j'ai parlé à ta mère, elle n'avait pas la voix d'une mère qui ne se soucie plus de sa fille, loin de là, lui révéla-t-il avec douceur.

La voix du jeune homme, rassurante, emplissait toujours Ana de chaleur et du sentiment d'être chérie et protégée. Des attentions qu'elle n'avait pas reçues de son père. Cette pensée la glaça.

- Je sais à quel point ma démarche était égoïste. J'en suis consciente. Mais à l'époque, il me semblait que c'était la seule alternative pour me sentir mieux. Ce que je ne savais pas, c'est que la seule alternative pour que j'aille mieux, c'était... toi.

Depuis un moment, des larmes ruisselaient sur la chemise de Joshua, mais il ne s'en souciait guère ; il avait réalisé de nombreuses choses en écoutant ces paroles teintées d'angoisse et de tourment.

En effet, il avait enfin saisi pourquoi elle l'avait testé à maintes reprises au début de leur relation et pourquoi sa confiance avait été si dure à gagner.

C'était une certitude, à présent. Ana était brisée et c'est lui qui avait l'immense charge, la tache cruciale de l'aider à se remettre de vingt ans d'amertume.

Mentalement, il accepta cette responsabilité. Enfin, le jeune homme se retrouva seul face à un fait effrayant.

S'il venait à quitter Adriana un jour, il était très probable qu'elle ne s'en remettrait pas.

Bien que ce ne fût pas son intention, il prit une décision qu'il exposa à Ana, après avoir reculé d'un pas et l'avoir prise par les épaules.

- Chérie, tu sais ce qu'on va faire ? On va appeler ta mère et l'inviter ici. Comme ça, vous pourrez rattraper le temps perdu. Enfin, si tu veux bien.

  

- Oh Joshua... Jamais je n'aurais le courage de l'appeler après ces sept ans de silence.

Et de lâcheté, pensa-t-elle en son for intérieur.

- Alors, je le ferai pour toi, ma puce.

- Vraiment ?

- Vraiment. Je doit être le premier homme à vouloir inviter sa belle-mère chez lui, je présume. J'ai peut être bu, plaisanta-t-il.

Ana eut un faible sourire mais les commissures de ses lèvres retombèrent en une seconde.

- Tu ne le diras à personne ? Au sujet de mon père... Seule Lucia est au courant, j'en ai parlé à personne d'autre.

- Bien sûr que non. Mais tu étais sérieuse ? Tu penses vraiment que tu avais besoin de moi pour t'en sortir ?

Il voulait une confirmation de ce qu'il pensait avoir deviné. Ana lui sourit après avoir séché ses larmes.

- Sérieuse est un euphémisme.

Ses lèvres frôlèrent celles de Joshua et celui-ci s'empara de son buste entre ses bras.

Ils éprouvaient de la gratitude l'un envers l'autre. Désormais, Ana n'était plus seule pour affronter son passé et Joshua savait tout. La crise de couple avait pris fin. Ils étaient à nouveau reliés et le ressentaient.

Soulagement.

Ana se détacha de lui au bout de plusieurs minutes exquises et avoua :

- Ma vie repose sur ta simple existence, Joshua Pilar, et c'est un fait immuable.

- La mienne repose sur ton bonheur, répondit Joshua avec une sincérité qui aurait troublé n'importe qui.

Ils se regardèrent longtemps, savourant le sentiment de vivre une union plus sacrée que le mariage.

- Il faut que j'aille faire à dîner, dit Ana pour rompre le silence.

- Tu es sûre que...

- Je vais bien, trancha-t-elle avec conviction.

Son amoureux et aussi meilleur ami perçut la douleur dans son regard mais ne l'empêcha pas de quitter la pièce. Elle avait besoin d'être seule.

***

La jeune femme, au bord de la crise d'angoisse, passa bien dans la cuisine mais n'y resta pas : elle en franchit la porte, contourna les canapés et se cala contre un mur du salon. Ses sanglots reprirent de plus belle. Pourtant, il lui suffit de quelques minutes pour ravaler sa peine et ses sanglots et cette fois-ci, elle alla vraiment préparer le dîner, encore très meurtrie.

Sans un regard.

***

Quant à Joshua, déterminé, il saisit le combiné et appuya sur la touche étoile afin de parler à la mère d'Ana.

- Allo, madame Cruz ? C'est moi qui ai répondu au téléphone, tout à l'heure.

- Oui, je me souviens de votre voix. Vous lui avez transmis le message ? Elle ne souhaite pas me parler, c'est ça ?

La crainte dominait la chaleur de sa voix.

- Madame Cruz, je... Votre fille a besoin d'un peu de temps pour se préparer. Mais elle a accepté que nous vous invitions ici.

- Je suis...

Sa voix se brisa. Joshua, même s'il ne connaissait pas cette femme, ressentit de la compassion pour elle. Sept ans sans savoir comment allait sa fille... Quelle épreuve pour une mère ! Cette dernière reprit ses esprits pendant que Joshua attendait patiemment.

- Sunset Valley est bien loin d'Isla Paradiso et...

- Venez passer quelques jours ici, dans ce cas. Nous avons une chambre d'ami.

- C'est vous qui l'avez convaincu, n'est-ce pas ? soupçonna Carola.

- En quelque sorte. Je lui ai juste proposé, elle savait déjà ce qu'elle avait à faire. Je ne me suis pas présenté, je suis Joshua, son... petit ami.

Il avait menti sur ce dernier point car il considérait que c'était à Ana de lui apprendre la nouvelle.

- Nous nous connaissons à peine et vous m'avez déjà rendu un immense service : celui de veiller sur ma fille. Vous êtes quelqu'un de bien, Joshua. Que puis-je faire pour vous remercier ?

- Montrez à Ana que vous l'aimez envers et contre tout, que vous n'êtes pas comme son père. Donnez-lui une preuve incontestable de votre affection. Je pense alors qu'elle se sentira mieux, et c'est tout ce que je désire. Pardonnez-moi, vous n'avez pas d'ordre à recevoir de ma part, ce sont de simples conseils.

Carola Cruz, de l'autre côté du fil, fut pleinement rassurée. Ces paroles qu'ils n'avaient pas pu retenir... Seul un homme transi d'amour pouvait user de ce ton. Ana devait se sentir déjà bien mieux, avec lui. Bien mieux qu' à ses dix-huit ans, lorsqu'elle avait quitté le cocon familial de Sunset.

- J'accepte vos recommandations avec plaisir. Vous la comprenez, et moi pas vraiment. Nous sommes liés aussi, à présent.

- Grâce au fait que nous ayons besoin l'un de l'autre pour aider Ana ?

- Oui. J'ai hâte de vous voir tous les deux. Si nous prenons l'avion de cette nuit, le beau-père d'Ana et moi, nous pouvons arriver demain vers dix heures. C'est possible ?

- Attendez un instant, je vais lui demander.

Il posa le combiné et se hâta en direction de la cuisine, où il trouva une Ana plongée dans ses casseroles. Elle préparait du fish and chips, s'il ne se trompait pas. La jeune femme hocha la tête distraitement pour lui donner son accord et Joshua en fit part à sa belle-mère.

- Je vous suis profondément reconnaissante. Merci et à demain.

- Je vous en prie.

Joshua regarda dehors. Les premières étoiles ne tarderaient pas à illuminer le ciel, et Ana ne tarderait plus à parler à sa mère. C'était le plus important. Réussir à avancer la tête haute, sans pour autant nier le fait que certaines choses terribles étaient arrivées.

Il  faudrait un jour qu'il y arrive, lui aussi. Mais pas maintenant.

La pluie s'intensifia sur l'île. Joshua repensa à ses propres paroles : "J'ai réellement perdu ma famille."

Ses parents... Ema...

***

Ana servit le Fish and chips sur la table et son amoureux la rejoint, attristé par les derniers évènements et les traces de larmes sur le visage de sa belle. Pour se changer les idées, il avait utilisé sa salle de sport pendant que sa chérie cuisinait.

Pour la première fois depuis qu'ils étaient en couple, Ana et Joshua restèrent muets pendant presque tout le repas. Ils redoutaient le lendemain autant qu'ils l'attendaient avec impatience. Le jeune homme allait rencontrer ses beaux parents et Ana... Les redécouvrir. On change tant en sept ans !

- Je sais à quel point c'était difficile pour toi de tout me dire, alors... Merci.

Ana ne répondit rien, aussi Joshua continua :

 - Elle avait peur que tu veuilles encore la tenir à l'écart de ta vie. Lorsqu'elle a entendu notre réponse, elle... Je l'ai sentie si... soulagée.

La jeune femme hocha la tête et répondit d'une voix douce et basse.

- Je sais. Je le sais, car elle est ma mère. Je la connais. Je sais qu'elle m'aime mais...

- Bien sûr qu'elle t'aime. Regarde-moi Ana. Il n'y a pas de "mais' à cette phrase. L'amour de ta mère est inconditionnel, affirma Joshua avec une conviction contagieuse.

- Oui, souffla la jeune femme. Il n'y a aucun "mais". Tu as raison.

Joshua lui répéta jusqu'à ce qu'elle s'endorme.

- Il n'y a pas de "mais" car la fuite n'est pas la bonne solution.

- Oui.

Joshua lui ferait retrouver la raison.

 

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