Comme la porte n'était pas fermée à clef, Joshua l'ouvrit et entra.

Il ne fut pas déçu d'être venu. Du linge sale et quelques débris non identifiables jonchaient le sol du salon-cuisine. La pièce était meublée modestement, sans ornement, sans décoration. Son ami était assis dans le canapé - canapé que Joshua l'avait forcé à acheter, tant l'ancien était vieux.

Sandro semblait abatu, si on se fiait à sa posture. De plus, il n'avait même pas relevé la tête en l'entendant arriver. Joshua se dit qu'il avait bien fait de faire faux-bond à son beau-père, son meilleur ami avait besoin de lui plus que jamais. En vérité, il  aurait dû venir la veille, mais sa dispute avec Ana avait contré ses projets.

- Sandro ! Cette pièce est un vrai foutoir ! Ta machine à laver est tombée en panne ou quoi ? Ou bien tu as déclaré la guerre à la poubelle ? râla le visiteur, légèrement agacé.

Du canapé, l'intéressé répondit d'une voix pâteuse :

- Parle-moins fort.

- T'as pris une cuite ? s'indigna Joshua.

Aucun des deux hommes n'avait besoin qu'il s'amusât à boire.

- Et dans les règles de l'art, en plus.

- Sandro...

Joshua ramassa le bol nauséabond sur la table de basse et le posa dans l'évier, s'assurant de le tenir suffisamment à distance pendant ce court trajet. Puis, il rejoint son ami.

Il songea que le mieux à faire était de lui changer les idées. Et quoi de mieux pour cela que de lui faire part des derniers événements de sa propre vie ? Bien sûr, Ana lui avait bien recommandé de ne rien dire au sujet de son père pour le moment, mais cela ne concernait pas Sandro, son meilleur ami, son frère. Son confident. On ne garde pas ce genre de secret pour la personne qu'on a choisi comme parrain de ses enfants. En effet, Joshua savait pertinement bien que son meilleur ami avait de nombreux problèmes mais il avait aussi en tête le fait que s'il lui arrivait malheur, Sandro saurait mettre de côté sa mélancolie au profit des enfants de celui qui l'avait toujours soutenu. En définitive, il n'avait plus qu'à se lancer.

- Les parents d'Ana sont à la maison.

- Je croyais qu'elle n'avait plus de parents...

Joshua lui raconta tout : l'appel de Carola, sa dispute avec Ana, l'arrivée de ses beaux-parents...

- Eh ben. Et tout ça en moins de vingt-quatre heures ? Ana est une femme surprenante.

- C'est vrai. J'ai encore du mal à y croire. Tout ça pour dire que la chambre d'ami est prise. Mais j'aimerais que tu viennes vivre à la maison à leur départ, dit-il d'une voix chaude.

Jusque-là, Sandro n'avait pas bougé le moindre petit doigt, mais soudain, il sauta sur ses jambes, furieux, et s'exclama :

- Je ne suis pas une pauvre petite chose que tu peux recueillir !

Joshua se leva à son tour.

 - Non, tu as raison. Tu vires juste alcolo.

- Je t'en prie, c'est pas sérieux ! s'exaspéra Sandro.

- Si ! Montre-moi l'état de ton bar ! Regarde ta maison ! Tu vaux mieux que ça. je ne peux pas te laisser boire, parce que...

Il marqua une pause, embarassé d'étaler ses émotions.

- Je ne veux pas te perdre.

- Tu ne me perdras pas avant longtemps, affirma Sandro avec aplomb. Je ne compte pas me tuer.

-Peut être pas maintenant. Mais un soir bien arrosé d'alcool... Viens vivre à la maison quelques temps, le supplia-t-il. Tu apprécies Ana, non ? Et puis, vous pourriez parler peinture plus souvent, vous adorez ça ! D'autre part, tu ne seras plus tout seul à ruminer comme tu le fais ! Tu pourrais aussi garder le bateau et pêcher en pleine mer de temps en  temps...

Il soupira et ajouta :

- S'il te plait. Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour Ema. Elle aurait voulu le meilleur pour toi. Si tu viens vivre à la maison, je promets de ne plus te parler de relation amoureuse ou de ce genre de choses.

- Je suis touché que tu t'inquiètes autant mais ma réponse est définitive : non.

Joshua eut une idée ; il pourrait téléphoner à l'une de ses connaissances de Bridgeport, un éminent styliste, dans le but d'organiser une rencontre entre lui et Lucia. Cette dernière, en échange, viendrait "tenir gentiment compagnie" à Sandro.

Le chantage, disait-on, c'est mal. Très mal. Mais il fallait bien protéger Sandro de lui-même... Joshua ne pouvait tout de même pas rester sans rien faire ! Aux grands maux les grands remèdes, disait-on aussi. Et le mal en question atteignait une proportion dangereuse.

- Bien, feignit-il d'abdiquer. Pourtant, tu te doutes bien que j'ai plus d'une corde à mon arc...

- Oh ça, je m'en doute, oui.

Sandro connaissait Joshua depuis qu'ils étaient en primaire. Et son obstination ne datait pas de la veille.

- Passons. J'ai très envie de pêcher et de passer du temps avec mon meilleur ami, avoua Joshua avec un grand sourire conquérant.

Sandro haussa les épaules.

- Si tu y tiens. Oh et, Josh...

- Oui ?

Sandro frémit en disant :

- Ne me souris plus jamais avec ce sourire dragueur. Garde ça pour Ana.

- Promis.

Ils prirent leur matériel - Sandro prêta une canne à son meilleur ami - et longèrent la rive en scrutant les eaux proches. Ils finirent par trouver un coin où le poisson ne manquait pas.

Les minutes s'écoulèrent et les deux hommes parlaient à voix basse pour ne pas effrayer les poissons.

- Pourquoi vivre dans un bateau aussi petit ? Tu as les moyens de t'en payer un plus spacieux et mieux meublé, que je sache.

- Je n'en vois pas l'intérêt, rétorqua Sandro.

- Tu ne sais même plus ce qu'est l'intérêt, fit remarquer l'autre sans mesquinerie, d'un ton presque neutre. Je suis sûr que tu as arrêté de peindre, en plus, continua Joshua. Tu sais qu'il vaut mieux que tu peignes, ça t'aide à ne pas péter un câble.

- C'est de me faire croire à moi-même qu'Ema est toujours vivante qui m'aide à ne pas disjoncter.

Sandro éclata de rire nerveusement et Joshua ne put retenir le sien. Il n'avait peut être pas perdu la femme qu'il aimait, mais, à quelques années d'intervalle, il avait perdu ses parents et sa sœur. Cela le poussait quelque peu au déni temporaire de leur mort. Une fois de temps en  temps, ce ne devait pas être si mauvais. Après tout, le corps humain avait bien besoin de matières grasses pour fonctionner correctement... Alors pourquoi Joshua n'apaiserait-il pas son esprit quelques jours, même si le moyen employé n'était pas sain ?

Leurs rires devinrent spontanément moins étranges, plus joyeux.

- Mais je sais que je peux compter sur toi, lui confia Sandro.

- Et moi sur toi.

La fin d'après-midi se déroula bien pour eux. Ils eurent l'impression de redevenir des enfants pendant quelques heures. Pendant ces quelques heures, il n'y eut plus, sur la rive, que les deux enfants qui se plaignaient de l'école, que les adolescents qui parlaient de la sortie d'un nouveau jeu vidéo. Ils jouirent d'un moment pendant lequel le statut d'adulte semblait inexistant, ridicule. Pendant ce court répit, le monde s'arrêta de tourner pour eux deux. Il n'y avait plus, pour ces deux amis, que le bruit des vagues lointaines, le souffle du vent dans les feuilles et l'acte de pêcher. Rien d'autre.

 Néanmoins, toutes les bonnes choses ont une fin, et Joshua reçut un SMS de sa chère et tendre. 

On est à l'hôtel. Viens nous rejoindre, STP.

Ils rentrèrent donc au bateau de Sandro, Joshua le remercia de lui avoir prêté une de ses cannes et, avant de lui dire au revoir, il lui rappela son invitation.

***

Pendant ce temps, au Refuge d'Adriana, Ana commanda des boissons et les dégusta en compagnie de ses parents. Ces derniers trouvèrent la spécialité du barman exquise. Puis, ils allèrent faire une séance de photographies au bord de la mer. Ana tenait beaucoup à avoir ses parents réunis en un seul cliché.

***

Le jeune homme trouva Ana et ses parents sur la plage de l'hôtel.

- Ah, vous voilà, se réjouit Sebastian en le voyant arriver.

- Oui. Je ne vous ai pas trop fait attendre, au moins ?

- Non, rassurez-vous, lança Carola gentiment.

 - En fait, je voulais vous proposer une balade en voilier, ça vous tente ?

Ana sourit et se retint de l'embrasser. Joshua était toujours aux petits soins pour son entourage, c'est pour ça qu'elle l'aimait autant. Ainsi, il avait pris le risque de déplaire à son beau-père - ce qui ne serait pas le cas avant longtemps - pour vérifier que son meilleur ami n'allait pas trop mal...

Il avait le sens du sacrifice.

- Volontiers, accepta Sebastian.

Joshua, en connaisseur, loua le bateau et s'occupa de tout, et bientôt, tous les quatre se retrouvèrent sur l'eau, en compagnie du crépuscule. Le jeune homme prit bien évidemment la barre.

- Vous savez diriger d'autres véhicules disons... nautiques, Joshua ? s'informa le brun.

- Oui. J'adore naviguer. J'aimerais acheter une péniche plus tard, si nous en avons les moyens. Comme cela, on pourrait emmener nos enfants passer des weekends en pleine mer... Ce serait vraiment bien.

 - Oh oui ! s'exclama Carola. Quelle bonne idée !

- Je pense que vous pouvez prévoir une chambre supplémentaire, commenta Seb, amusé.

Ce qui fit rire tout le monde.

- Mais ce serait un plaisir de vous avoir avec nous à bord, dit Joshua avec sincérité.

Aussi suprenant que cela puisse paraitre, il appréciait déjà beaucoup les parents d'Ana. Il leva la tête. La première étoile venait de faire son apparition.

Carola gratifia sa fille d'un coup de coude.

- Fais tout pour le garder, celui-là. Il est parfait. Beau, intelligent, poli, sympathique, fortuné et il veut fonder une famille. Epouses-le et plies-toi à toutes ses exigences, plaisanta Carola, qui était une femme indépendante et forte.

- Je suis toujours là, Carola, s'empressa de signaler Joshua.

Un nouvel accès d'hilarité anima les deux couples.

***

Plus tard, il fut tant d'aller dîner et ils rentrèrent à bon port.

Ana avait prévu de leur faire goûter les raviolis vapeur de l'hôtel et avait, en conséquence, prévenu ses employés à l'avance. Ils s'assirent au tour d'une petite table et dégustèrent le repas. Lorsqu'on desservit la table, ils restèrent encore un peu pour discuter.

Sandro devint l'objet de conversation.

- L'ami que vous êtes allé voir, il avait un problème ? demanda Sebastian avec curiosité.

- Oh, Sandro.... Sandro est mon meilleur ami depuis très longtemps, expliqua-t-il et son visage se rembrunit. Il a perdu sa femme il y a quatre ans et il... Il a du mal à s'en remettre.

Tout comme son meilleur ami, dit une petite voix au fond de Joshua.

Les parents d'Ana éprouvèrent de la compassion pour cet inconnu qui avait perdu l'amour de sa vie à l'aube de cette dernière.

Quelle tragédie pour un homme aussi jeune, pensa Carola avec un sourire nerveux.

Elle repensa au père d'Ana. Elle l'avait profondément aimé. Mais maintenant, ses sentiments à son égard étaient bien moins positifs : il avait presque détruit la seule bonne chose qu'il eût jamais faite : Ana.

Celle-ci regarda son amoureux avec tendresse.

- Joshua va le voir souvent pour lui remonter le moral. Depuis l'accident, seul lui peut faire sourire Sandro. Personne n'y arrive, sauf lui.

Joshua ne dit rien, penaud.

Sebastian vit le sourire d'Ana. Son gendre l'avait conquise. Entièrement.

Ils rentrèrent à vingt-trois heures. Joshua souhaita  la bonne nuit à tout le monde et se coucha le premier, harassé. Ana accompagna ses parents à leur chambre et téléphona à Lucia pour lui raconter cette journée. Son amie parut contente pour elle et affirma qu'elle avait hâte de rencontrer ses parents. Lorsqu'elle eût terminé, la jeune femme monta dans sa chambre, se changea et regarda son chéri dormir pendant quelques minutes, à la lumière de la lampe placée sur la table de chevet.

Elle était comblée. Grâce à eux. Elle se glissa dans son lit et éteignit la lumière. Cette nuit-là, le cri d'enfant ne vint pas la hanter.

***

Quant à ses parents, ils étaient enfin prêts à se glisser sous les draps mais auparavant...

- Je suis crevée, déclara Carola.

- Dommage... J'avais prévu une fin de soirée... animée.

- Tu as vu la journée qu'on a eue ? dit-elle avec un sourire faussement innocent.

- Oui, minauda-t-il en s'approchant de sa belle et en entrelaçant ses doigts aux siens. Et ça a été une journée si bonne que j'aimerais mon apothéose personnelle.

- Parlons, plutôt, décida-t-elle, réellement exténuée. J'aime beaucoup Joshua. Il sera sans doute un bon père et un bon époux pour Ana. Ils sont tellement amoureux ! Tu as vu les étincelles dans leurs yeux ? On dirait qu'ils ont seize ans et qu'ils vivent leur premier amour...

- Oui, c'est vrai. Mais il est impossible qu'ils s'aiment plus que nous.

Il l'embrassa délicatement.

- Tu avais raison, Seb. Tout s'est arrangé.

Elle se laissa tomber contre les oreillers.

- Je peux avoir mon apothéose, alors ?

Il la saisit par la taille et lui fit les yeux doux. Elle plongea dans ses yeux marrons et répondit :

- Non. Ils sont de l'autre côté du mur. Bonne nuit, mon chéri.

Elle éteignit sa lampe de chevet et se mit sous les draps.

Frustré, il la regarda faire, éteignit sa propre lampe et se blottit contre elle.

- Je suis sûr qu'ils dorment, maintenant, tenta-t-il.

- Ils ont de la chance, lança-t-elle, presque endormie.

 

La suite !