Le lendemain de leur soirée sur l'île, Lucia et Sandro s'étaient rendus à la mairie pour signer les papiers qui les rendraient mari et femme également aux yeux de la loi. Puis, ils avaient annoncé leur mariage aux Pilar.  Ana et Joshua ne leur avaient guère fait de reproches et les avaient félicités, sincèrement heureux pour leurs amis, qui avaient tant souffert auparavant. Cependant, la grossesse de Lucia demeurait encore secrète... Celle-ci comptait annoncer la nouvelle le jour où tout le monde devait se retrouver à la Florale. Et ce jour arriva.

En ce samedi matin, Ana ne fut réveillée ni par le soleil, ni par les pleurs de sa fille, ni par les ronchonnements de son mari. Elle s'éveilla car elle était très enthousiaste à l'idée de recevoir tous ceux qu'elle aimait le même jour. En effet, en plus d'avoir invité les nouveaux mariés, la jeune femme avait convié ses parents, qui ne connaissaient pas encore très bien ses meilleurs amis. Néanmoins, elle pressentait que tout le monde s'entendrait bien. En effet, ce jour-là, Ana était optimiste, persuadée que le pire était derrière elle.

Elle quitta finalement son lit douillé pour revêtir la robe qu'elle avait portée le jour de ses fiançailles. A peine se fut-elle glisser dans ses chaussures que sa fille se manifesta par des cris particulièrement... aigus.

- Ana, grommela Joshua depuis le lit, le bébé pleure.

Elle sourit en voyant son époux se cacher la tête sous l'oreiller, encore endormi,  et répondit, amusée :

- Ah, tu l'as entendue toi aussi.

Joshua émit juste une sorte de grognement en guise de réponse. Il était de moins en moins du matin.

 Ana rejoignit donc sa fille dans la nursery. Lorena hurlait à plein poumons, soucieuse d'exprimer son mécontentement.

- Lorena, dit fermement la jeune mère en fronçant les sourcils, mais sans pour autant hausser le ton.

Les yeux de la fillette accrochèrent les siens, et elle se calma immédiatement.

- Je préfère ça, se radoucit Ana. Allez viens, c'est l'heure du bain, ajouta-t-elle en prenant la petite dans ses bras.

Lorena fut ensuite apaisée par les bulles de savon qui envahissaient la surface de l'eau, et ce fut une petite fille joyeuse qui pénétra dans la cuisine pour prendre son petit déjeuner.

Après l'avoir mise dans sa chaise haute, Ana déposa un bol devant sa fille.

Cinq secondes plus tard, Lorena piochait dans le bol comme on pioche dans une pile pendant un jeu de cartes... Ce spectacle ne réjouit pas vraiment sa maman, d'ailleurs.

Par la suite, Joshua aida Ana à mettre la table...

Et ils s'attablèrent autour de cookies accompagnés de lait. La journée commençait bien, en vérité. Il faisait beau, Lorena mangeait "sagement" le contenu de son bol, et les deux amoureux n'arrêtaient pas d'échanger des regards complices, des sourires confiants.

Oui, tout allait bien pour les Pilar, et ils espéraient que cela dure encore longtemps.

Après le petit déjeuner, Lorena retourna dans sa chambre, évidemment encadrée par son père, et se précipita une nouvelle fois sur son jeu préféré du moment.

Joshua poussa ensuite la porte de la chambre conjugale et traversa la pièce pour accéder au miroir de la salle de bain. Le jeune homme éprouvait le besoin de voir son reflet, et pas par narcissisme. Il voulait faire le point.

Il songea à tout ce qu'il s'était passé depuis leur emménagement dans cette maison : la demande en mariage, le mariage lui-même, sa rencontre avec ses beaux-parents, le début de la relation amoureuse entre Sandro et Lucia, la tentative de suicide de celui-ci, la terrible période qui avait suivi, et le nouveau départ qu'avait pris le couple... Puis, la naissance de Lorena, les révélations qu'il avaient faites à Ana, et enfin, le mariage de ses meilleurs amis. Tant d'événements avaient eu lieu, tant d'obstacles avaient été franchis... Pourtant, il demeurait une ombre sur le tableau, ou plutôt trois. Rosalina, Juan et Ema.

Joshua chassa cette pensée de son esprit. Il n'avait pas le droit d'être triste un jour où il devait célébrer l'union de ses amis. Il devait à tout prix aller de l'avant.

Et tout à coup, Joshua se sentit fort, plus fort qu'il ne l'avait jamais été. Alors, il sourit à son reflet et alla jouer avec sa fille.

Lorsque tout le monde fut arrivé, peu après le déjeuner, Ana sortit son appareil photo. Chacun prit place sur l'herbe, suivant les consigne de la maitresse de maison. Et sur le cliché...

 Sur la gauche, dans leur bulle, se trouvaient les jeunes mariés. Lucia, les jambes dépliées, fixait le visage de son mari, tandis que ce dernier, étendu de tout son long, avait une main sur l'épaule de sa moitié, une autre sous son mollet.

Ils échangeaient, par ailleurs, un regard qui trahissait leur amour l'un pour l'autre.

Et, quand Sandro plongeait dans les yeux verts de Lucia, il savait qu'il avait fait le bon choix en choisissant de vivre pour et avec elle. Elle lui apportait beaucoup et, avec un peu de recul, il s'était aperçu qu'il le lui rendait bien.

 Au centre du cliché étaient assis Joshua et Ana. Leur fille se tenait debout grâce à l’aide de son père.

 Jamais Lorena n'avait autant rassemblé à son père, et jamais sa mère ne s'était aussi bien sentie, entourée par la famille qui l'avait choisie et par la famille qu'elle avait choisie.

 A coté d'elle étaient enlacés ses parents. Souriant, collés l'un contre l'autre, ils faisaient plus jeunes, moins éprouvés par la vie.

 Ils rayonnaient, comme Ana pouvait le voir en leur jetant des coups d’œil furtifs. Et elle songea à la chance qu'elle avait de les avoir. A cet instant, tout était simple.

 Après que Joshua eût convaincu sa femme d'arrêter les photographies pour ce jour-là, les jeunes mariés déclarèrent vouloir leur annoncer une bonne nouvelle, aussi les autres prirent-ils place dans le salon de jardin.

 Près de sa maman, Lorena jouait sagement avec sa peluche, un cadeau de Lucia et de Sandro.

- Eh bien voilà, dit la belle rousse, je suis enceinte de deux mois. Ce bébé n'était pas prévu, mais Sandro et moi, on est vraiment très heureux de savoir qu'on sera bientôt un de plus dans la famille.

Ana n'en crut pas ses oreilles. Trois ans plutôt, sa meilleure amie déclarait que la maternité ne l'attirait pas le moins du monde. Mais les choses avaient bien changé depuis, et Lucia avaient sûrement revu ses priorités. Ce fut elle qui prit la parole en premier, tout en quittant sa position assise.

- Félicitations à vous deux. Vous méritez ce bonheur.

 Et sur ces mots, elle prit sa meilleure amie dans ses bras et lui chuchota :

- Je suis vraiment contente pour vous, ma chérie.

 Joshua aussi s'était levé, et étreignit Sandro.

 - Vous ferez d'excellents parents, j'en suis sûr, affirma-t-il.

- Merci, Josh.

 Quant aux parents d'Ana, ils adressèrent également leurs félicitations aux jeunes mariés, qui les remercièrent par des sourires sincères.

Comme ils avaient tous un partenaire, la piste de danse, à quelques pas, semblait les appeler, et ils ne tentèrent pas de résister à cet appel.

Une fois tout le monde réuni près de la chaine, Sebastian attira sa femme à lui, une main sur sa taille. Leurs mains se joignirent, et Carola posa une main sur l'épaule de sa moitié.

- Tu es belle.

- Tu n'es pas mal non plus, dit-elle en souriant. Regarde les autres, ils ont l'air tellement heureux.

- Pas nous ? demanda-t-il, espiègle.

- Oh si. On doit avoir l'air très heureux, j'en suis sûre.

A quelques pas d'eux dansaient Lucia et Sandro, plus souriants que jamais.

- Ce bébé est vraiment surprise. Une très bonne surprise, souligna-t-il.

- J'avais peur que tu n'en veuilles pas, après... Tout ce qui s'est passé.

- C'est tout ce qui s'est passé qui fait que je vais l'aimer comme il le mérite. Maintenant, je connais le prix de la vie.

- Et c'est combien ? J'en voudrais bien une deuxième quand celle-ci arrivera à son terme, plaisanta Lucia.

- Son prix est tellement important qu'on ne peut pas le mesurer, finit par répondre Sandro, qui ne pouvait détacher ses yeux de ceux de son rayon de soleil. Elle n'a pas de prix. Et ça, ton regard me le rappelle à longueur de journées.

Quant à Joshua, il s'amusait à faire tournoyer son épouse sur elle-même, et ce de plus en plus vite. Un sourire se dessina sur les lèvres d'Ana, et Joshua crut revoir la jeune femme qu'il avait consolée un soir où il se promenait. Ana l'avait réveillé, animé, en un seul clignement de cils, en un seul timide sourire. Et à cet instant, il se promit de toujours la protéger, de toujours la réconforter.

Et même s'il continua à sourire, sa voix tremblait quand il soupira :

- Je t'aime.

Ana, de son côté, crut revenir au soir où il l'avait demandée en mariage. Dans ses yeux, elle y lisait le même amour, la même passion. Alors, elle répondit :

- Moi aussi.

Un peu plus tard, le couple cessa de danser pour observer la petite fille, qui serrait sa peluche contre elle à quelques pas d'eux.

- Chérie, finit par murmurer Joshua.

- Oui ?

- Et si on donnait un petit frère ou une petite soeur à Lorena ?

- Je voulais justement t'en parler. C'est drôle qu'on pense à la même chose en même temps.

Il rit.

- Cette situation ne t'en rappelle pas une autre ?

Il avait en effet une impression de déjà vu.

- Si. Le début d'une histoire. Il me semble que ça parle d'un jeune couple très amoureux qui décide d'emménager dans une nouvelle maison.

- Mais je connais cette histoire ! s'exclama Joshua. Le gars est vraiment beau gosse, et sa petite amie... Sublime. Irrésistible. Hum... Si je me souviens bien, il lui demande de l'épouser le soir-même, et elle a la bonne idée de dire oui.

- Exact. Et elle est comblée. Peut être pas autant que moi, cependant.

- Ni autant que moi.

Joshua fit à nouveau tourner sa femme et se rapprocha d'elle. Leurs souffles, leurs lèvres se mêlèrent, et le reste du monde s'effaça.

Ils se sentaient flotter, bien loin de leurs inquiétudes et de leurs obligations, et le plaisir prit la place de tout le reste au sein de leurs esprits.

Leur petite fille se leva alors, envoyant sa peluche au loin, et chancela jusqu'à eux, mais sans les appeler.

Peut être cette enfant si souriante et si innocente savait-elle déjà à quel point ce genre de moment est précieux...

Les secondes, les minutes, les heures, les jours, les semaines, les mois, les années défilèrent, emportant avec eux les rires des enfants et les soucis des adultes.

Et environ cinquante ans plus tard, dans un bureau obscur, un vieil homme était assis.

Sur la table, juste devant lui, il y avait un pile de lettres, toutes écrites par Ana pour sa famille. Sur son testament, cette dernière avait spécifié que la première lettre, tout en haut de la pile, était destinée à son époux.

Un sourire crispé animait les lèvres de Joshua. Cette lettre allait à la fois le soulager et le déchirer, il le savait déjà. Après avoir pris une profonde inspiration, il défit le nœud qui attachait les lettres ensemble. Puis, retenant un sanglot, il commença à lire l'écriture délicate de son épouse.

 

Joshua,

Si tu lis cette lettre, c'est que je suis partie dans un autre monde. Un monde où, je l'espère, il n'y a ni famine, ni guerre, ni mort prématurée. J'espère regagner un monde où je pourrai revivre nos plus beaux souvenirs. (Et je t'y attendrai, alors prends ton temps avant de me rejoindre.) Ainsi, je pourrais supporter un univers où tu n'existes pas, du moins pas encore. Si ce monde n'est pas, alors je préfèrerais encore perdre la faculté de penser et de ressentir, car un monde sans toi ne vaut rien, absolument rien.

Je sais à quel point tu m'aimes, je sais donc à quel point tu dois souffrir de mon départ. Aussi, je te supplie de me survivre le plus longtemps possible, pour nos enfants et les leurs. A chaque fois que tu te sentiras faiblir, regarde-les. Ils ont l'étincelle malicieuse qui brille dans tes yeux, ou bien mon sourire difficile à obtenir. Nous leur avons transmis nos plus belles valeurs et nos idéaux. Et eux resteront à tout jamais ancrés dans leurs esprits.

Joshua, j'aimerais que tu rappelle aux enfants qu'il ne faut jamais perdre espoir, que la vie a toujours des choses à nous offrir, que vivre n'est vain que si on le permet. Rappelle-leur mon amour, ma tendresse, prouve-leur que j'ai eu tout ce qu'on peut désirer et, qu'en conséquence, quitter ce monde n'est qu'une nouvelle aventure. Donne-leur confiance en l'avenir comme tu l'as fait pour moi, et tout ira bien.

Merci pour tout ce que tu as fait, pour tous les compromis et les sacrifices que tu as acceptés sans me faire sentir redevable envers toi. Merci de m'avoir aimé toutes ces merveilleuses années.

A tout jamais, je t'aime et te soutiens dans tout ce que tu entreprends.

                                                                                                                                                  Ana

 

 Quand il eût fini de lire, Joshua sourit davantage. Ses petits enfants et ses enfants ne tardèrent pas à l'appeler, sans doute d'une pièce adjacente.

- Papa, tu es dans le bureau ? demanda Teo, son fils. On peut entrer ?

 - Bien sûr. Venez, je dois vous lire une lettre de Mamie Ana.

 Et Joshua comprit alors qu'il trouverait encore la force de vivre, malgré la peine, pour sa famille de sang, mais aussi pour sa famille de cœur : celle composée de Lisandro, de Lucia, de leur fille, Ema, et des enfants de cette dernière.

Teo, Lorena, leurs conjoints et leurs enfants passèrent finalement la porte du bureau et écoutèrent attentivement Joshua. Mais cela, c'est le début d'une autre histoire.

 La notre s’achèvera sur cette image, celle d'un homme qui retourna là où il avait lié sa vie à une femme, une femme décédée quelques jours auparavant. Et, devant la mer et le ciel, il déclara :

- Ma vie continue à reposer sur ton existence, même si tu n'es plus là, Ana. Tout ce que je fais, c'est toujours pour toi, et pour notre famille.

Une brise vint caresser sa joue, et il crut, l'espace d'un instant, sentir l'odeur de celle qui lui avait tant donné, sans jamais rien lui demander en retour.

 

 

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