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Episode 6 : On ne vit qu'une fois.
Les mois passèrent. Adriana et Joshua continuaient à voir leurs amis qui avaient, contre toute attente, cessé de se chamailler. Ana avait même eu l'extrême surprise d'entendre Lucia demander à Sandro comment il allait. Et plus inattendu encore : il avait hoché la tête sans prononcer aucune mesquinerie.
Le couple était très inquiet pour Sandro. En effet, ce dernier était rentré dans une phase de torpeur, d'abattement, depuis leurs fiançailles. Un jour sur deux, Joshua allait voir son meilleur ami dans le but de vérifier qu'il s'alimentait bien. Même Lucia s'inquiétait pour lui, c'était dire...
Les journées s'écoulaient paisiblement, donc. Les deux amoureux travaillaient, l'un en sauvant des vies, l'autre en supervisant un hôtel. Dès qu'ils en avaient l'occasion, ils batifolaient et parfois, se disputaient. Mais à chaque fois, l'un des deux quittait la maison et revenait, la bouche en coeur, s'excuser. Les réconciliations n'en étaient que plus... ardentes. D'ailleurs, au petit matin, le réveil était difficile.
Ana, le corps encerclé par les bras de Joshua, ouvrit les yeux et se demanda pourquoi le lit était encore fait. Et puis, elle se souvint. Encore une nuit merveilleuse après une dispute stupide.
- Hum... Si on continue à jouer à ce jeu-là à chaque fois qu'on se dispute...
Joshua remua faiblement et dit à voix basse :
- Je ne savais pas que ce jeu-là te déplaisait.
- Joshua, le sexe ne devrait pas être la solution à nos disputes. On devrait pouvoir parler et échanger sur nos différents, au lieu de...
Ana s'était dégagée des bras puissants et redressée sur un coude, tout à fait alerte.
- Chérie, je t'aime, j'aime notre couple, j'aime notre vie, mais je déteste tes magasines avec leurs rubriques Psycho.
Contrairement à Ana, Joshua aurait adoré se rendormir.
- Comment tu sais que...
- C'est la même chose à chaque fois. Tu me parles de communication, je t'explique que, puisque nos disputes sont rarement graves, on peut se permettre la réconciliation d'usage et on se serre dans les bras. Pour une fois, est-ce qu'on pourrait passer à la dernière étape, ma préférée ?
Ana soupira.
- Est-ce que la prochaine fois qu'on aura une dispute importante on pourra en parler ?
- Ce qui est important pour toi, l'est aussi pour moi, répondit-il en la ramenant dans ses bras. Sauf tes magasines.
Ana ferma les yeux.
- Merci d'être celui que tu es, murmura la jeune femme.
- Merci à toi.
Il huma le parfum fruité des cheveux de sa belle et se rendormit.
Bien sûr, au bout d'un moment, il fallut bien se lever et Adriana, en véritable cordon bleu, concocta un solide petit déjeuner.
A table, une question taraudait Joshua.
- Ana, est-ce que ta vie de célibataire te manque, parfois ?
La jeune femme releva la tête, surprise.
- Mon passé me manque parfois, mais si je ne vivais pas avec toi, je ne serai pas heureuse. Je crois qu'on n'est jamais vraiment comblé, mon chéri. Du moins jamais très lontemps. Après tout, la nature humaine n'est pas programmée pour être heureuse, mais pour survivre.
Un silence succéda à ce discours. Joshua fut étonné de voir Ana lui faire part de ses pensées, elle d'habitude si secrète. Son regard, qui s'était attardé sur un élément invisible et intangible qui appartenait au monde spirituel, se fixa de nouveau sur son fiancé.
- Mais depuis que je te connais, Joshua, je n'ai aucune envie d'une vie à laquelle tu ne participerais pas.
Joshua afficha un faible sourire. Jamais Ana ne serait vraiment épanouie. Elle connaitrait quelques instants de bonheur, bien sûr, mais sa nature mélancolique reprendrait toujours le dessus. Quelle fatalité !
- C'était pour être sûr, n'est-ce pas ? De mon engagement ? précisa-t-elle.
- Oui.
Joshua ne respirait plus aussi profondément qu'il le faisait d'ordinaire : une chose en Adriana s'était brisée, et il savait qu'il ne pourrait jamais réparer cette chose. Pourtant, il restait un peu d'espoir. Avec le temps, peut être la nature d'Ana changerait-elle. Peut être...
- Tu sembles triste, tout à coup. Je n'aurais pas dû...
- Si, au contraire, l'interrompit-il gentiment. Tu as bien fait.
***
Le temps s'accélérait. Le couple continuait son bout de chemin et ce même jour, comme bien d'autres, il pénétra à nouveau dans les eaux paradisiaques. Quoi qu'il arrivât, Adriana et Joshua suivaient leurs envies, et surtout leur instinct. Et pour se convaincre mutuellement, ils se disaient : "on ne vit qu'une fois".
***
Sandro, après sa phase de torpeur, s'était mis à un remède très utilisé par les gens qui ne voyaient aucune issue : l'alcool. Ainsi, ce même jour où un couple amoureux passait du temps ensemble, un être privé de sa moitié cherchait du réconfort dans une chose qui ne pouvait, à long terme, que l'entrainer dans un abysse plus profond que celui où il était fait prisonnier. Mais qu'importe, se disent les âmes égarées, car la vie n'est plus.
Et peut être qu'elle était, en un sens, déjà arrivée à son terme.
Sandro vida un verre. Puis deux... Puis trois.
Et, en un clin d'oeil, les cadavres de bouteilles s'accumulèrent sur le bar.
Sandro, en buvant, se rappela la première fois qu'il avait vue Ema. C'était pendant une fête, il avait dix-sept ans et un verre à la main.
Quelle ironie.
Voilà où il en était, huit ans plus tard. Entre la vie et la mort.
Et malheureusement, il se situait plus près de la mort que de la vie.
Il se rappela les cheveux noirs et raides d'Ema... Sa robe bleu pastel et son sourire amical. Son rire qui sonnait comme une mélodie universelle. Ses yeux qui avaient chamboulé le coeur du jeune homme qu'il était.
Il leva son verre.
- A ta santé, Ema ! lança-t-il en buvant le contenu d'une traite.
Le jeune homme s'écroula sur le sol de sa terrasse, inerte.
***
Sans le savoir, il fut le sujet de discussion principal de ses amis durant le dîner.
- Sandro va très mal, déclara gravement le jeune homme, qui avait arrêté sa séance de musculation pour manger avec Ana.
- Je sais. J'aimerais tellement qu'on puisse l'aider.
- Serais-tu d'accord pour qu'il vienne habiter à la maison ?
Ana regarda son amant avec tendresse.
- Bien sûr. Il peut rester aussi longtemps qu'il le voudra.
- J'irai le voir demain, si je peux, dans ce cas.
Ana hocha la tête.
Plus tard, les deux tourtereaux se retrouvèrent dans le salon et Ana se lova contre Joshua.
- Tu ne me parles jamais de ta famille, ma puce.
- Toi non plus, rétorqua Ana avec douceur.
- Moi, je n'ai plus que toi.
Ana entendit à nouveau le cri d'enfant qui la hantait depuis vingt ans.
- Moi aussi.
- Comment est-ce arrivé ?
- Chou, je t'adore mais on pourrait parler d'autre chose ?
- Bien sûr.
Sa dernière volonté était bien de l'attrister. Il marqua un silence car il hésitait...
- Quand voudras-tu des enfants ?
Ana fut prise au dépourvu.
- Un jour.
- Un jour lointain ?
- Je ne sais pas, Joshua. Pour le moment, je me concentre sur la préparation du mariage et la bonne marche de l'hôtel. Je veux qu'il obtienne une nouvelle étoile à sa prochaine notation.
- Une fois que ça sera fait, on pourra faire un enfant ? insista le jeune homme.
Ana sourit.
- On dirait que tu as cinq ans et que tu veux un nouveau jouet.
- C'est oui ?
Ana réfléchit un instant. Serait-elle une bonne mère ? Saurait-elle tout gérer et élever correctement ses enfants ? Leur donnerait-elle tout son amour et toute sa tendresse ? La jeune femme blonde balaya ces questions d'un revers de main mental. On ne vivait qu'une fois. Elle ne connaitrait les réponses à ses questions que si elle devenait maman.
- S'il n'y pas de problème, évidemment. Mais ne viens pas te plaindre si on ne peut plus avoir de réconciliation d'usage.
- J'irai voir ailleurs, ne t'inquiète pas, plaisanta-t-il.
- Cours toujours. Tu es à moi.
Il posa un baiser délicat sur ses lèvres après lui avoir relevé le menton.
- Et pour toujours, acheva-t-il.
***
Ce soir-là, Ana devina qu'elle serait bientôt la proie de son cauchemar récurent. Elle le savait car une phrase résonnait dans son esprit, et ce de plus en plus fort. "Tu ne me parles jamais de ta famille."
C'était vrai. Mais qu'y-avait-il à en dire ?
La jeune femme, malgré ses pensées bien sombres, ne tarda pas à rejoindre le monde de l'inconscient.
C'était un après-midi de printemps. La petite Ana, âgée de cinq ans, jouait avec sa poupée dans le jardin ; de la maison elle entendait, depuis une heure, les cris de ses parents. Ana ne comprenait pas pourquoi ils criaient aussi fort et aussi longtemps. Elle voulait juste qu'ils arrêtent et qu'ils viennent lui dire de rentrer pour le goûter. Aussi fut-elle ravie lorsqu'elle vit son père sortir de la maison. Pourtant, il claqua la porte et tenait une valise à la main. Sans un regard pour sa fille, il rejoignit la voiture. Ana ne cessa de l'appeler pendant qu'il avançait d'un pas vif et pressé.
- Papa ! Papa ! J'ai décidé d'appeler ma poupée Cathy. C'est beau, non ? Papa ! Papa !
Son père, qui l'ignorait toujours, monta en voiture et disparut au loin. La fillette continua désespérément de l'interpeller.
En vain.
Il ne revint jamais prendre sa fille dans ses bras en lui disant qu'elle était la plus belle de toutes les petites filles.
Sans un seul regard.
Adriana se réveilla en sursaut, ôta la couverture de son corps moite, enroula un bras autour de sa taille, comme pour se rassurer, et passa une autre main sur son visage dégoulinant de sueur.
Quand est-ce que cela se terminerait ?
Ana regarda autour d'elle : Joshua n'était pas là mais le bon côté, c'était qu'il faisait jour.
- Joshua ! T'es là ?
Cet appel lui en rappela un autre, bien sûr.
- Je prends un bain.
Ana tituba donc jusqu'à la salle de bain qui jouxtait la chambre.
- Je peux venir ? demanda-t-elle timidement.
Elle essayait de ne pas trop le montrer, mais elle était très éprouvée par ce cauchemar.
- Bien sûr. Je te trouve un peu pâle. Tu te sens bien ?
Joshua, en fiancé parfait, s'inquiétait réellement pour elle, mais Ana n'était pas disposée à lui dire la vérité.
- Pourquoi je ne me sentirai pas bien ? Tu es là, expliqua-t-elle en se déshabillant.
La jeune femme s'allongea dans l'eau chaude et bulleuse, son dos contre le torse de Joshua. Sa seule présence réussit à la réconforter.
- Maintenant, on dirait que c'est toi qui as cinq ans, commenta-t-il.
C'était tout comme, songea Ana.
***
Après le petit déjeuner et le départ de Joshua au travail, Ana se lova dans le canapé de la chambre afin de consulter ses livres de recettes.
Puis, elle partit à l'école de la ville pour faire une démonstration de piano aux enfants, qui avaient vraiment apprécié la mélodie.
Ana, en sortant de l'établissement, vérifia sa montre : elle avait juste le temps de rentrer manger avant de rejoindre Lucia pour leur rendez-vous.
***
La matinée de son amoureux se déroula plutôt calmement, mais il dut quand même secourir quelques personnes.
A une heure, Adriana retrouva donc sa meilleure amie au Spa, situé au bord de la mer. Le soleil frappait la population de plein fouet mais cela n'empêchait pas les gens de continuer leurs activités.
La jeune femme vit son amie sur la terrasse la plus proche de la route et se dirigea vers elle. Comme tous les jours, elle était splendide et on aurait dit que le soleil lui-même irradiait sa robe élégante, son sourire et sa chevelure de feu.
- Salut Lucy ! Tu as réussi à t'échapper de ton bureau ?
La belle rousse sourit.
- Eh oui. En fait, j'ai délégué certaines retouches à mes assistantes. Mes prochaines créations sont presque prêtes à être dévoilées à mon patron, et tout doit être parfait.
Au bout de deux minutes de discussion, elles prirent une table.
- Alors, où en est ma tombeuse préférée ?
- Ma dernière conquête est très athlétique, se contenta de répondre Lucia avec une mine innocente.
Ana la regarda, amusée. Il ne manquait plus que le rougissement d'adolescente et les vêtements moins sexy pour obtenir le set complet de la jeune femme chaste jusqu'au mariage. Quelle comédienne ! Cependant, les paroles de son amie n'étaient pas de ce qu'il y avait de plus... vertueux.
- Tu n'as jamais envisagé d'être actrice ? dit Ana, malicieuse. Pourquoi ne pas trouver un mec bien et tenter le coup ? continua-t-elle plus sérieusement.
Lucia secoua la tête, exaspérée par l'obstination d'Ana.
- Les gars biens sont rares à trouver et durs à identifier, rétorqua la rousse. Et je n'ai pas envie de tenter le coup. Comment va ton gars bien ? s'adoucit-elle pour changer de sujet.
Ana laissa couler. Lucia n'était pas encore prête à se lancer. Ca viendrait.
- Moyen. Sandro se renferme sur lui-même davantage chaque jour, donc Joshua est inquiet et le surveille.
Lucia sentit son coeur se serrer. Pauvre Sandro... Puis, elle se reprit : Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Sandro et elle n'étaient pas des amis. Sa vie lui importait peu, en conséquence. La belle rousse se dit qu'elle se préoccupait indirectement de lui, par affection pour Ana et son fiancé, qui adoraient tous les deux l'agressif de service.
- Joshua est un gars bien, dit Lucia en posant sa main sur celle de son amie. Je suis tellement contente pour toi, ma chérie.
- Merci. Mais rends-moi service, remets-toi de cette rupture, ma belle. Ca en vaut la peine. Et puis, il faut bien que la chance tourne !
Quelques minutes plus tard, un jeune homme inconnu passa devant leur table.
- Bien foutu, commença Ana.
- Je t'en prie, vas-y.
- J'ai Joshua. Je disais ça pour toi.
A ces mots, la blonde leva les yeux au ciel : comme si elle pouvait le tromper !
- Bon, on va faire du shopping ? proposa Ana.
- Oh, excellente idée ! Comme lorsque nous étions deux célibataires fofolles.
- Lucia. Tu étais fofolle et je limitais les dégâts.
***
Joshua, qui venait de sauver une fillette de la noyade, venait d'être accosté par son père, fou de gratitude.
- Je vous suis tellement reconnaissant ! Vous... Vous savez, je n'ai qu'elle et...
Sa voix se brisa sous le coup de l'émotion.
- Ne me remerciez pas. Soyez juste plus prudent à l'avenir.
Une femme s'évanouit à quelques mètres.
- Excusez-moi, je dois y aller, lança le maître nageur.
Et une fois de plus, le beau Joshua arriva à temps.
Et une fois sa mission terminée, il retourna scruter la plage et la mer, satisfait de son travail.
***
Leurs emplettes achevées, Ana et Lucia retournèrent prendre un verre au Spa en discutant de leurs trouvailles.
Elles ne résistèrent pas à l'envie d'aller admirer la vue après avoir terminé leurs verres.
- Hier soir, Joshua m'a demandé comment mes parents étaient morts, déclara Ana d'une voix neutre.
- Hier soir, j'ai pensé à Tom alors que je couchais avec un autre, répondit Lucia sur le même ton.
- Tu l'aimes encore ?
La belle rousse ferma les yeux et se concentra sur la brise.
- Non. Mais je n'aimerai plus jamais comme avant.
Ana saisit son amie par les épaules.
- Non. Tu aimeras dix fois plus fort le prochain chanceux qui sera l'élu de ton coeur.
- Comment le sais-tu ? s'informa Lucia en rouvrant les yeux.
- Toi et moi avons été trahies par un homme. Et nous sommes toutes les deux en voie de guérison. Moi, j'oublie l'abandon dans les bras de Joshua. Et toi, tu oublies ta rupture dans les bras de multiples mecs. Tout ça pour dire que... Je n'ai jamais autant aimé quelqu'un que Joshua, juste parce qu'il m'a redonné confiance en l'avenir. Et le prochain chanceux te donnera aussi de l'espoir.
- Tu as pris de l'avance.
- Mais je ne suis pas guérie. Et ça fait vingt ans que je traine ma blessure.
Le vent ébouriffa leurs cheveux et elles se sentirent libres en cette fin d'après-midi.
- On survivra, tu verras, affirma Adriana.
- Oui. On survivra.
Leurs mains se cherchèrent instinctivement et s'accrochèrent l'une à l'autre.
***
Joshua entendit la sonnerie du téléphone fixe en pénétrant dans le hall, après son service. Il décrocha le combiné en espérant ne pas tomber sur un employé de publicité téléphonique.
- Allo ?
- Bonjour, dit une voix féminine, douce et bienveillante, Adriana Cruz vit bien ici ?
- Oui. Je suis désolé, elle est absente.
- Oh... répondit la femme, manifestement déçue.
- Je pourrais lui laisser un message.
- J'aimerais... J'aimerais qu'elle sache que... sa mère s'inquiète pour elle. J'aimerais qu'elle me rappelle.
Ces paroles ébranlèrent Joshua. La mère d'Ana n'était-elle donc pas décédée ?
- Vous êtes la mère d'Adriana Cruz, blonde aux yeux bleus, âgée de vingt-cinq ans et née le seize mai ?
- Oui, en effet. Merci de lui transmettre le message.
- Je vous en prie.
- Bonne soirée.
- A vous aussi.
Joshua replaça le fixe sur son socle. Qu'est-ce que tout cela signifiait ?
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