Cette nuit là, dans une maison située près de la Florale, une pièce demeurait éclairée malgré l'heure tardive. Cette maison appartenait au parents d'Ana.

Sous une photographie d'eux, d'Ana et de Joshua, ils étaient blottis l'un contre l'autre, profitant du calme de la nuit.

- Caro, dit doucement Sebastian sans ouvrir les yeux, tu es née à Sunset. Ta ville natale ne te manque pas parfois ?

- Si, bien sûr, mais... Ma vie est ici, maintenant, près de ma famille. Je sens, au plus profond de moi-même, que ma place est ici, et qu'Ana a besoin de moi...

- Ce doit être merveilleux.

- Quoi ?

- L'instinct maternel. Les sentiments éprouvés par les parents en général. J'aurais voulu connaitre ça.

- Mais tu disais que tu ne voulais pas d'enfants, qu'Ana te suffisait... Tu as changé d'avis ?

Elle ouvrit les yeux pendant quelques secondes, intriguée, jusqu'à ce que Sebastian lui répondît :

- Ana me comble, c'est vrai, et je l'aime, mais... Comment dire ? Je me demande si je l'aime autant que toi tu l'aimes. Si je l'aime comme un père.

- Tu ferais n'importe quoi pour elle. Tu viens à chaque fois qu'elle a besoin de toi. Tu la regardes comme si elle était la chose la plus incroyable au monde. Tu fais en sorte de s'entendre avec son entourage. Malgré son âge, tu ne manques pas une occasion de la guider. Tu l'aimes comme un père, Seb, et tu l'aimes bien plus que son père n'a jamais pu l'aimer.

- Tu ne m'as jamais parlé de lui. Comment était-il ?

Carola soupira. Elle avait toujours évité le sujet, mais elle était désormais déterminée à accepter cette part de son passé.

- Au début, je le voyais comme un homme séduisant, attentif et aimant. Et puis, peu après la naissance d'Ana, il est devenu colérique, instable, enclin aux disputes... Je crois qu'il n'était pas fait pour être père. Un jour, il m'a avoué qu'il était frappé par le sien pendant son enfance... J'ai toujours pensé que le problème venait de là. Alors, quand Ana a atteint ses cinq ans, après une énième dispute, il est définitivement parti. Je crois qu'il voulait protéger sa fille de lui-même. Mais il n'a jamais confirmé mon hypothèse. Bien sûr, j'étais anéantie après son départ, mais j'ai fini par en être soulagée. J'avais plus de temps pour Ana, et elle en avait bien besoin... Et puis, les disputes ne venaient plus gâcher mes journées. Quand je pense qu'Ana a souffert tout ce temps à cause de lui...

- Elle est devenue plus forte. Joshua a su l'aider à surmonter tout ça.

- Oui... Mais j'ai parfois l'impression que le scénario inverse va devenir une réalité.

- Pourquoi tu dis ça ?

- Notre gendre est très silencieux et songeur, de temps en temps, tu n'as pas remarqué ?

- Oui, c'est vrai. Mais je n'y avais jamais vraiment prêté attention.

 *****

 Quelques heures plus tard, Ana se réveilla difficilement ; sa nuit avait été agitée. Elle avait rêvé que son mari partait sans crier gare, exactement comme son père. C'était stupide de penser ainsi, elle le savait, mais Joshua semblait s'éloigner de plus en plus d'elle... Bien sûr, il s'occupait très bien de Lorena, qu'il adorait, mais... Une chose paraissait le perturber. Et la veille au soir, Ana avait appris quelle était cette chose. Joshua avait eu une sœur, et elle n'était autre qu'Ema, la femme de Sandro...

Ana était perdue. Cependant, perdue ou pas, un bébé commençait sûrement à s'agiter dans son berceau. La jeune femme se vêtit donc avant de lever, de laver et d'habiller son précieux petit bout.

Elle se rendit ensuite dans la cuisine, où elle posa Lorena dans la chaise haute. Joshua était déjà attablé, mais elle ne sut quoi lui dire, aussi garda-t-elle le silence.

 Lorena, malgré son âge, sentit vaguement que quelque chose n'allait pas, et elle fixa, intriguée, sa mère.

Ana lui sourit, désirant sauver les apparences, mais elle savait bien que les enfants n'étaient pas dupes quand il s'agissait d'ambiance. Elle était extrêmement bien placée pour le savoir.

Heureusement, quand le biberon atterrit devant la petite, elle se mit à babiller joyeusement, comme d'habitude, ce qui rassura Ana.

Joshua observa la scène, envahi par la tendresse, mais ne dit rien. Il n'était pas encore prêt à affronter son épouse, et était effrayé à l'idée de ne jamais pouvoir l'affronter. Il lui avait caché un morceau de son passé pendant tellement de temps... Pire encore, il avait nié la mort si longtemps... Comment pourrait-il un jour accepter les pertes qu'il avaient subies ?

Il termina vivement son assiette, la mit dans le lave-vaisselle, baisa le front de Lorena et s'éclipsa discrètement pendant que sa femme était occupée dans une autre pièce.

Ana revint dans la cuisine après avoir entendu son époux fermer la porte d'entrée. Une fois le biberon donné à sa fille, elle avait quitté la pièce, mal-à-l'aise. Elle non plus n'était pas encore prête à affronter Joshua, ni même sa silhouette.

Alors, elle se servit une assiette, souriant légèrement en repensant à toutes ces années où elle pensait Joshua triste, certes, mais pas dérouté comme elle le voyait désormais. Elle soupira.

 Au même moment, Joshua arrivait devant la plage qu'il devait surveiller ce jour-là. Il n'avait que quelques heures pour se préparer à la dure soirée qui allait suivre, tout en effectuant son travail. La journée allait être longue.

*****

Plus tard, après s'être occupée de la vaisselle sale, Ana prit sa fille dans ses bras.

- Lore, si on allait faire un tour dans la poussette ?

- Pousse !

- Poussette, ma puce, dit gentiment Ana.

 Et cinq minutes après, elles laissaient derrière elles la maison, à la grande joie de Lorena, qui raffolait des petites excursions.

Sa mère songea à un endroit particulier et cher à son cœur, tout près de la Florale. Elle décida d'y emmener sa fille pour la toute première fois.

Ce coin n'avait pas changé depuis le soir où Joshua lui avait demandé sa main, excepté que le ciel était bleu. Ana plongea son regard turquoise dans la vaste toile azure, et revit le coucher de soleil magique et enchanteur... Elle ferma ensuite les yeux, se délectant des cris des mouettes, des bruits des vagues, du vent dans les arbres... Tout cela l'émut, sans qu'elle comprît pourquoi.

- Tu vois Lore, ici c'est l'endroit favori de Maman.

La fillette dévisagea sa mère, ce qui fit sourire Ana.

- C'est ici que ton Papa m'a rendu vraiment heureuse.

- Maman, dit Lorena en serrant sa mère plus fort.

Ana regarda le fruit de son amour pour Joshua. En cet instant où sa fille prononçait pour la première fois un mot parfaitement, elle songea que tout irait bien. Parce qu'elle allait se battre pour que ce soit le cas. Le soir venu, elle prendrait son mari dans ses bras et l'écouterait avec tolérance et compassion, puisqu’elle l'aimait plus que tout.

Elles rentrèrent bientôt et, pendant qu'Ana profitait de l'eau chaude et se préparait psychologiquement à la soirée, sa fille jouait tranquillement dans la nursery.

S'en suivit une nouvelle leçon de langage durant laquelle Lorena apprit quelques mots.

La fillette devenait davantage curieuse et appréciait ces moments privilégiés avec sa maman. D'ailleurs, elle esquissait de plus en plus de sourires.

Quant à la jeune femme, elle félicitait Lorena à chacune de ses petites réussites et imprimait ces doux souvenirs dans sa mémoire.

***

 Joshua, pendant ce temps, observait la mer et réfléchissait à ce qu'il allait dire à Ana en rentrant. "Ana, je suis désolée de t'avoir caché une partie de ma vie. C'était égoïste et mal. Mais, s'il te plait, avant de me juger, écoute ce que j'ai à te dire."

 Il en était là de ses réflexions quand il aperçut une femme en difficulté. Il ôta rapidement T-shirt et short avant de de courir vers l'eau.

 Et même si son corps s'élançait vers un être humain en danger, son esprit se tournait vers sa femme. Il était terrifié à l'idée d'avoir blessé celle qui lui avait tout donné : confiance, soutien, amour, douceur, et enfin, une merveilleux enfant. Oui, en cet instant, Joshua avait peur, peur d'avoir perdu celle pour qui il vivait.

Mais le jeune homme n'était pas du genre à se laisser intimider par la peur, et la laissa s'envoler pour sauver une autre vie. Alors, il plongea dans l'eau salée.

Tout comme il se battait à ce moment-là, en nageant le plus vite possible, il se battrait à nouveau le soir-même. Il le fallait.

 Quand Joshua parvint à la hauteur de la femme, elle avait perdu conscience et ne se débattait plus.

Le jeune homme la ramena au bord de l'eau et la réanima pendant un long moment. Mais lorsqu’il la vit ouvrir les yeux et recracher l'eau, il comprit pourquoi il faisait ce métier : pour voir un œil éteint à nouveau vif et alerte.

- Merci de m'avoir sauvé, lui dit plus tard la femme à la peau brune.

- Non, merci à vous.

Il était prêt à affronter tous les obstacles, maintenant.

 Revigoré, il vit qu'il était l'heure de rentrer, et courut jusqu'à sa voiture.

"Ana, attends-moi. Car je vais réussir à t'atteindre une fois encore.", pensa-t-il.

 Et étrangement, Ana l'attendait. Pour patienter, elle peignait un peu, mais s'inquiétait beaucoup. Et si Joshua ne lui adressait plus jamais la parole et finissait par s'en aller ? Que ferait-elle ? Non, son mari ne pouvait être comme son père. Joshua ne pourrait jamais l'abandonner.

Pourtant, le doute et la peur s'insinuaient en elle.

***

 Joshua gara son véhicule et s'avança sur l'allée. A présent qu'il était rentré, il était à nouveau effrayé et confus... Et si Ana n'acceptait pas de l'écouter, et si sa rancœur était trop importante ?

 Mais Ana l'avait entendu arriver et l'attendait dans le hall d'entrée quand il y pénétra. Ni l'un ni l'autre n'osa regarda dans les yeux son conjoint.

 Pourtant, ils s’enlacèrent comme si c'était la dernière fois qu'ils pourraient le faire. Le plus paradoxal était que ce geste promettait qu'ils seraient toujours ensemble. En effet, ils comprirent qu'ils seraient liés l'un à l'autre aussi longtemps qu'ils pourraient accorder leur pardon.

 Joshua dit alors les phrases qu'il avait cherchées sur la plage durant tout l'après-midi.

- Viens, montons en haut, lui répondit simplement son épouse. Ce sera plus facile pour surveiller Lorena.

Dans sa chambre, la petite jouait une fois de plus les compositrices en herbe.

Après s'être installés sur le canapé de la chambre conjugale, ils se regardèrent, tous deux étrangement mal-à-l'aise. Le jeune homme se décida alors à raconter les circonstances de la mort d'Ema : la dispute, la colère, la chute dans les escaliers... Il avait la gorge sèche, les yeux humides, du mal à respirer mais, enfin, il avouait tout. Ana l'écoutait attentivement, et lorsque Joshua eût fini, elle eut beaucoup de mal à contenir son émotion.

- Je n'en ai jamais voulu à Sandro, ajouta-t-il. J'avais bien trop de peine pour cela. Et puis... Ce n'est pas comme s'il l'avait poussé lui-même.

Joshua se remémora le moment où il avait appris la nouvelle. Il joggait sur la plage de Sunset Valley quand son téléphone avait sonné. Sa mère lui avait annoncé, retenant difficilement des sanglots, le décès d'Ema.

Après avoir raccroché, le jeune homme s'était laissé glisser au sol, anéanti comme on l'est seulement en apprenant ce genre de nouvelle destructrice.

Et, agenouillé sur le sable, il n'était pas parvenu à penser clairement. C'était ses parents qui l'avaient retrouvé, à l'aube, au bord de la mer, toujours dans la même position.

- Joshua, ça va ? demanda Ana, le ramenant à la réalité. On peut arrêter pour ce soir si tu veux.

- Non, ce serait trop dur de se préparer deux fois à ça. Tu as des questions ?

- Oui... Pourquoi ne m'en avoir jamais parlé avant ?

- C'était encore trop douloureux quand on s'est rencontré. De plus, tu me vois te dire à notre premier rendez-vous : je t'ai pas dit, ma sœur est morte suite à une chute dans les escaliers. Après une dispute au sujet d'un vase. Je ne voulais que tu vois mes faiblesses, ma souffrance, je voulais que tu me vois comme l'homme qui t'a abordé gentiment un soir où tu pleurais. Comme l'homme qui  savait te réconforter... Parce que je t'ai aimé dès ton premier sourire. Par la suite, j'ai toujours lâchement repoussé l’échéance. Je suis vraiment désolé.

- Nan, ne le sois pas. Moi aussi je t'ai caché un morceau de mon passé, et tu m'as pardonné. Alors, on est quitte maintenant. Mais j'ai encore une question. Sandro a du être suspecté pour meurtre, non ? Comment a-t-il pu prouvé son innocence ?

- Grâce au hasard. Avant qu'Ema ne rejoigne Sandro pour se disputer avec lui, il utilisait la caméra. Lorsqu'Ema est apparue, furieuse, sur le palier, il a malencontreusement mis en marche la caméra, qui a filmé toute la scène, y compris la chute...

- Oh... Heureusement que Sandro n'a pas été en prison. Il aurait perdu l'esprit. Joshua... Est-ce que tu m'as caché quelque chose d'autre ?

- Pas vraiment caché. Je t'avais dit que toute ma famille avait disparu, mais pas comment... Mes parents sont morts dans un accident de voiture quelques mois après Ema.

- Tu as perdu tes parents et ta sœur presque en même temps ? dit Ana, culpabilisant d'avoir coupé les ponts avec sa propre famille alors que son mari avait perdu la sienne définitivement.

- Oui. S'il n'y avait pas eu Sandro, à cette époque... Je te laisse deviner ce qui serait arrivé.

Ana se blottit contre son époux.

- Je devine parfaitement. Tu t'es battu pour rester en vie. Pour ton meilleur ami, pour ta famille partie trop tôt. Je suis fière d'être ta femme, mon cœur. Fière de pouvoir marcher à tes côtés. Je suis aussi désolée pour ta famille, j'aurais voulu la connaitre.

- Je te parlerai d'eux, quand je serai plus fort. Je montrerais les jeux qu'on avait inventés avec Ema à notre fille, je lui dirai à quel point mes parents et Ema auraient voulu la rencontrer.

- J'en suis sûre. Mais à partir de maintenant, quand ils te manquent, ou que la douleur devient trop forte, n'hésites pas à m'en parler, d'accord ? Le mariage, c'est pour le pire et pour le meilleur, mais c'est surtout pour que le pire devienne meilleur.

- Je te le promets.

- Merci de m'avoir tout raconté.

Il y eut un silence, et Joshua observa les photographies accrochées au mur. Certaines avaient été faites le jour du mariage, d'autre pendant la grossesse d'Ana, et une autre avait immortalisé Carola et sa fille. Tant de souvenirs heureux... Tant de bonheur... Il ne se souvenait plus de toutes les difficultés qui avaient précédé ces fragments de félicité, à ce moment précis. Il était tout simplement soulagé d'avoir franchi un nouvel obstacle.

Mais cet instant calme ne dura pas ; les cris du bébé se firent entendre, et Ana alla s'occuper d'elle après avoir souri à Joshua.

Celui-ci changea de position et des souvenirs le frappèrent. Il repensa à une journée d'hiver dans la résidence secondaire des Pilar : un petit chalet.

Il se laissa ensuite envahir par ces vieux souvenirs qu'il avait longtemps reniés.

 

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