- Salut vous deux ! s'exclama-t-elle à l'adresse de Lucia et de Sandro. Contente de vous voir !

Ana continuait de marcher d'un pas rapide, ravie.

- Et contente de constater que vous ne vous êtes pas entretués.

Enjouée, elle se dirigea vers sa meilleure amie.

- Salut, Ana, dit simplement Lisandro, en la regardant à peine.

Sandro arrêta de jouer et laissa le ballon dans les buts. Comment sa discussion avec Joshua allait-elle se dérouler ? Depuis le jour où leur vie avait basculé, un fossé s'était creusé entre eux et leurs rapports quasi-fraternels avaient cédé leur place à la gêne, la douleur et l'éloignement dont ils étaient les victimes... et dont Sandro était aussi le coupable.

Coupable... Ce mot résonna dans son esprit comme un cri dans une montagne.

Coupable.

- Comment ça va, Lucy ?

- Bien. Très bien.

Une lueur de bonheur fila dans les yeux de la rousse.

Lucia semblait avoir oublié sa colère et se montra souriante et gaie, comme à son habitude. C'était, en autre, pour cela qu'Ana s'entendait si bien avec elle. Sa joie de vivre triomphait toujours de sa mélancolie et de ses problèmes. Peut être était-elle capable de voir la lueur d'espoir que d'autres, accablés profondément, ne pouvaient pas voir. La vérité, pensa Ana, était que l'optimisme représentait la seule alternative dans ce monde si on voulait survivre.

A quelques mètres, Joshua s'approcha de son ami d'enfance, de celui qu'il aimait comme un frère et le salua :

- Hé, ça faisait longtemps, mec.

Joshua avait utilisé un ton neutre, sans relief. Comme s'il parlait à un fantôme, à un être qui n'existait plus. Mais Sandro existait-il encore ? Possédait-il seulement encore son envie de vivre ? Cette dernière n'était-elle plus qu'un vague souvenir ? Brumeux, enfoui et enterré ? Enterré comme Ema ?

Une boule se forma dans sa gorge, amère. Ema...

Le jeune homme regarda Sandro. Ce dernier semblait inquiet.

- Ne sombre pas, Josh. Ne fais pas comme moi. Car la fille que tu aimes est encore vivante, pas celle que j'aime. Celle que j'aimerai toujours.

Lui aussi avait la voix neutre, exactement comme celle de Joshua...

Même voix, même douleur, même combat.

Joshua se ressaisit et annonça à son ami la bonne nouvelle.

- C'est super, toutes mes félicitations.

Sandro eut même un sourire moins forcé que d'habitude.

 - Merci. On espère te voir à la cérémonie. Tu sais pour danser, boire, draguer...

- Comme lorsqu'on avait dix-sept ans ? Tu sais que c'est impossible.

Une expression lasse et due à la peine succéda au sourire de Sandro. Son regard perdu partit loin du jardin et alla se nicher dans son souvenir le plus cher : le regard bleu d'Ema. Tendre et sûre d'elle, douce et caractérielle.

Sensible à cette douleur, Joshua répondit doucement :

- Ce serait possible si tu y mettais du tien. Tu es jeune, tu as toute la vie devant toi et... Ema n'aurait pas voulu que...

- Mais qui peut savoir ce que voudrait Ema ? Qui ? s'écria Lisandro, dont le désarroi venait d'atteindre un pic.

Les deux femmes se tournèrent vers eux un instant et décidèrent d'un regard de les laisser seuls. Elles savaient toutes deux qu'ils devaient régler leurs problèmes tranquillement.

Le visage de Joshua se durcit, sa voix devint sèche et basse dans le but de ne pas être entendu par les deux femmes.

- Ma soeur, répliqua-t-il avec ressentiment et tristesse, était généreuse et altruiste. Alors oui, je sais qu'elle n'aurait pas voulu que tu restes seul et anéanti pour toujours.

- Je te demande pardon. Je me suis emporté. Et je sais que toi aussi, tu souffres.

- C'est rien, affirma Joshua en enlaçant son ami d'enfance. C'est rien, répéta-t-il en un murmure.

 Pendant ce temps, Lucia et Adriana parlaient de choses plus réjouissantes.

- Qu'est-ce que tu dois m'annoncer de si important, au fait ? Tu es enceinte ? supposa Lucia en esquissant une grimace. Bon courage. Et ne compte pas sur moi pour garder le môme.

Ana sourit et hocha négativement la tête.

- Joshua m'a demandé en mariage.

- Félicitations !

Lucia prit son amie dans les bras, sincèrement heureuse pour elle.

- Où allez-vous faire la cérémonie ? Et la robe, tu veux quel genre ? Traditionnelle ? Moderne ? Colorée ? Originale ?

- Justement, je pensais qu'en tant que témoin, tu pourrais m'aider à tout préparer et surtout... créer la robe !

- Oui ! s'enthousiasma la jolie rousse. Un mariage, c'est tellement mieux qu'un bébé ! Et puis, je pourrais rencontrer de nouvelles personnes !

- De nouveaux mecs, oui, rectifia Ana.

- Exactement !

- Et ta dernière conquête ? Le brun au teint mat ?

- Bon à recycler ! jugea la jolie rousse.

- Tu es incorrigible !

- Et fière de l'être, renchérit Lucia.

 De leur côté, les deux hommes changèrent de sujet après leur petit froid.

- Donc, tu viendras ?

- Bien sûr. Je serai même présentable, déclara Lisandro de mauvais coeur.

- Tant mieux car tu seras mon témoin.

- C'est gentil de me demander.

- C'est pas bien compliqué. Tu t'occupes juste des bagues et tu fais un discours sur le merveilleux couple que nous formons, Ana et moi. Ah oui, la veille du mariage, on fera une petite fête avec quelques amis. Facile.

- Très simple, ironisa-t-il.

A ce moment-là, les deux femmes les rejoignirent.

- On vous fait visiter et on vous paie un verre ? proposa gentiment Ana.

- Bonne idée, approuva Lucia.

Sandro fit oui de la tête et reprit :

- Même si boire de l'alcool n'est peut être pas très raisonnable pour la rousse, se moqua Sandro.

Ana lui dédia un regard noir. Elle voulait passer une soirée agréable.

- Sache, pour ta gouverne, que mon poids est toujours stable, qu'importe ce que je mange ou bois, répliqua calmement la cible de la moquerie.

- Il ne voulait pas te vexer, lui assura Joshua. Seulement te taquiner.

- Ne dis pas n'importe quoi, mais je te félicite, au passage. Je suis très contente pour vous deux.

- On a maintenant une chose en commun, maugréa Sandro.

- Et si nous allions visiter la maison ? demanda Ana, mal à l'aise, pour détendre l'atmosphère.

Après la visite, ils allèrent tous dans la salle à manger et Ana prépara des boissons. Chacun prit alors un verre.

- C'est vraiment une belle maison, fit remarquer Lucia.

- Et ce bar... Bonne qualité, commenta Sandro avec admiration.

- Il est vrai que tu es connaisseur, mon cher, lâcha la rousse avec un sourire vengeur.

- Je vais faire à manger, vous restez ? tenta Ana pour changer de sujet.

***

Pendant qu'Ana était à l'abri de toute mauvaise ambiance dans la cuisine, son pauvre fiancé devait empêcher les deux invités de se chamailler. Au bout d'un moment, il craqua et s'exclama :

- Ça suffit, j'en ai assez ! Nous fêtons nos fiançailles, Ana et moi, et on apprécierait que vous vous réjouissiez avec  nous sans vous comporter comme des enfants ! Vous êtes nos meilleurs amis, ceux qui nous connaissent le mieux et nous vous aimons alors s'il vous plait, arrêtez les frais et soyez polis l'un envers l'autre. En plus, ce sera plus facile pour organiser le mariage, non ?

Confus, les deux invités s'excusèrent et promirent de se montrer courtois à l'avenir.

- Bien joué, mon cœur ! lança Ana, qui avait tout entendu de la cuisine.

Tous les trois s'installèrent devant la télévision en attendant que le dîner soit prêt. A l'appel d'Ana, ils s'attablèrent et dégustèrent les pâtes carbonara que la jolie blonde avait faites.

- C'est exquis, la complimenta Sandro, ce qui ravit l'intéressée.

- Merci. Et merci à vous deux de faire un effort, ça me touche beaucoup.

- Ah, en parlant de ça, vous pensez pouvoir réitérer cet exploit jusqu'à... disons votre mort ? demanda courageusement Joshua.

- Même pas en rêve, trancha Sandro.

- Ni dans un monde parallèle, ajouta Lucia.

Après le repas et un dernier verre, le couple raccompagna ses invités jusqu'au bout de l'allée.

- Rentrez bien, les salua Adriana.

- Merci pour la soirée.

- Et bravo pour votre courtoisie ! ajouta Joshua.

Le couple se dirigea vers la maison et les deux invités vers la route.

- Gosse de riche, lâcha Sandro.

- Bouffon, rétorqua Lucia.

Et tandis que certains se couchaient, d'autres ne pouvaient se laisser aller dans les bras de Morphée avant de penser à certaines choses...

Ainsi, Lucia rentra dans sa belle villa vide et, lasse, s'assit dans le canapé.

Ana et Joshua... Ils formaient un beau couple, qui frôlait la perfection... Un couple désormais fiancé...

Et elle, depuis trois ans, se contentait de changer d'amant toutes les semaines. S'il n'y avait pas eut ce Tom, cet abruti de Tom qui l'avait plaquée... Elle était tellement amoureuse de lui. En vérité, le soir où il l'avait éjectée de sa vie, elle pensait qu'il allait lui proposer de vivre avec lui...

Quelle naïveté !

Bien sûr, l'amour ne faisait pas tout. Sa carrière de styliste l'épanouissait énormément mais ne pouvait combler le vide, le gouffre de sa vie sentimentale. Elle réprima une poussé de jalousie envers celle qui la soutenait depuis ses dix-huit ans mais ne put réprimer plus longtemps ses larmes.

Lisandro, une fois rentré sur son bateau habitable peu luxueux, tomba sur un film où deux personnages se mariaient et changea machinalement de chaîne.

Malgré lui, il se remémora la beauté de sa femme le jour de leur mariage, quand il avait vingt ans et elle, dix-neuf. Son voile qui tombait à ses pieds, sa robe légère et blanche, ses mains délicates, ses cheveux noirs, ses lèvres roses. Et elle marchait avec élégance. D'ailleurs, Ema constituait l'incarnation de la grâce naturelle.

Cette nuit-là, en s'assoupissant sur son canapé miteux, il rêva du sourire de la seule femme qu'il avait aimée. Son sommeil était léger ;  il se réveilla bientôt et se coucha dans son lit inconfortable. Il tenta de retrouver le sommeil mais son esprit avait bel et bien quitté le monde du subconscient.

Cependant, un souvenir de ce monde persistait : dans son rêve, il voyait Ema, radieuse et dotée d'un gros ventre, qui rassurait un enfant aux cheveux châtain foncé, exactement comme les siens.

Des larmes s'échappèrent de ses yeux fatigués et il resta ainsi, allongé et effondré, très longtemps.

- Ema... Ema... EMA !

Et son cri désespéré déchira le silence de la chambre.

 

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